MEMOIRES DE RENE LEVASSEUR (de la Sarthe), ex-Conventionnel
P., 1829, tt. 1-4

    …je me portai sur une hauteur d’où l’on voyait le camp ennemi; St-Just m’accompagnait. Nous vîmes très distinctement l’ennemi mettre le feu au canon. Je dis à mon collègue: «Les représentants du peuple ne doivent pas voir de si loin une bataille; courons dans la mêlée? – Que veux-tu que nous allions faire là?» Cette réponse fit sourire quelques officiers qui se trouvaient près de nous. J’en pris de l’humeur, et je dis ironiquement à St-Just: «Je vois que l’odeur de la poudre t’incommode». Je le quittai ensuite en donnant de l’éperon à mon cheval.
[…]
    Le lendemain Saint-Just vint dans ma chambre: j’étais occupé de mon courrier et je le priai de me laisser finir ma lettre. Pendant que j’écrivais il aperçut ma carabine, s’en empara et s’amusa à en examiner la batterie: elle était malheureusement chargée, le coup partit, la balle passa près de moi et alla percer mon porte-manteau qui était sur une chaise, à cinq ou six pas; je me levai aussitôt, le fusil était tombé des mains de Saint-Just, il pâlit, chancela et se jeta dans mes bras. Il me dit ensuite d’un ton pénétré: «Ah! Levasseur, si je t’avais tué? – Tu m’aurais joué un vilain tour; si je dois mourir d’un coup de fusil, que ce soit au moins d’une main ennemie». En entendant la détonation, plusieurs officiers qui étaient près de ma porte entrèrent précipitamment dans ma chambre et trouvèrent Saint-Just dans mes bras et aussi pâle que la mort. «Pardon, représentant, mais le bruit d’une arme à feu nous a inquiétés et nous sommes entrés pour voir ce qui se passait», me dirent-ils. Je leur racontai ce qui venait de nous arriver et je les remerciai de leur bienveillante attention; ils se retirèrent. Hélas! à quoi tient la vie et l’honneur d’un homme! Je pouvais être tué et Saint-Just aurait infailliblement été accusé de meurtre par les officiers qui avaient entendu la réponse ironique que je lui avais faite la veille. Craignant toutefois qu’on n’eût des soupçons injustes à ce sujet, j’eus l’attention de me promener dans la journée bras dessus bras dessous avec mon collègue. Pendant cette promenade j’eus avec lui une conversation qui mérite d’être rapportée. Comme je disais: «Vous avez donc supprimé les défenseurs officieux au tribunal révolutionnaire. Si votre tribunal est composé d’anges, vous avez raison; mais ce sont des hommes: Erudimini vos qui judicatis(1).



    (1) - C’est vers le même temps que le comité de salut public dénoncé par Camille Desmoulins dans le Vieux Cordelier, et par Philippeaux dans son fameux rapport sur la Vendée. (note de Levasseur)


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