RAPPORT SUR LES PERSONNES INCARCEREES présenté au nom du Comité de salut public et du Comité
de sûreté générale à la Convention nationale à la séance du 8 ventôse an II (26 février 1794)
Vous avez décrété, le 4 de ce mois, que vos deux Comités réunis, de salut public et de sûreté générale, vous feraient un rapport sur les détentions, sur les moyens les plus courts
de reconnaître et de délivrer l’innocence et le patriotisme opprimés, comme de punir les coupables.
Je ne veux point traiter cette question devant vous comme si j’étais accusateur ou défenseur, ou comme si vous étiez juges; car les détentions n’ont pas leur source dans les
relations judiciaires, mais dans la sûreté du peuple et du gouvernement. Je ne veux point parler des orages d’une révolution comme d’une dispute des rhéteurs; et vous n’êtes
point juges, et vous n’avez point à vous déterminer par l’intérêt civil, mais par le salut du peuple, placé au-dessus de nous.
Toutefois, il faut être juste; mais au lieu de l’être conséquemment à l’intérêt particulier, il faut l’être conséquemment à l’intérêt public.
Vous avez donc moins à décider de ce qui importe à tel ou tel individu, qu’à décider de ce qui importe à la République; moins à céder aux vues privées, qu’à faire triompher des
vues universelles.
Les détentions embrassent plusieurs questions politiques: elles tiennent à la complexion et à la solidité du souverain; elles tiennent aux mœurs républicaines, aux vertus ou aux
vices, au bonheur ou au malheur de générations futures; elles tiennent à votre économie par l’idée qu’il convient de vous faire de la richesse, de la possession; principes oubliés
aujourd’hui, rapprochements méconnus et sans lesquels notre République serait un songe dont le réveil serait son déchirement. Les détentions tiennent aux progrès de la raison et
de la justice. Parcourez les périodes qui les ont amenées: on a passé, par rapport à la minorité rebelle, du mépris à la défiance, de la défiance aux exemples, des exemples à la
terreur.
Aux détentions se tient la perte ou le triomphe de nos ennemis. Je ne sais pas exprimer à demi ma pensée; je suis sans indulgence pour les ennemis de mon pays, je ne connais que
la justice.
Il n’est peut-être pas possible de traiter, avec quelque solidité et quelque fruit, des détentions, et même de me rendre intelligible, sans parcourir en même temps notre situation.
Un empire se soutient-il par son propre poids, ou faut-il qu’un système profondément combiné d’institutions y mette l’harmonie? Une société dont les rapports politiques ne sont
point dans la nature, où l’intérêt et l’avarice sont les ressorts secrets de beaucoup d’hommes que l’opinion contrarie et qui s’efforcent de tout corrompre pour échapper à la
justice; une telle société ne doit-elle point faire les plus grands efforts pour s’épurer, si elle veut se maintenir? Et ceux qui veulent l’empêcher de s’épurer ne veulent-ils
pas la corrompre? Et ceux qui veulent la corrompre, ne veulent-ils pas la détruire?
Dans une monarchie, il n’y a qu’un gouvernement; dans une République, il y a de plus des institutions, soit pour comprimer les mœurs, soit pour arrêter la corruption des lois ou
des hommes. Un État où ces institutions manquent n’est qu’une République illusoire ; et comme chacun y entend par sa liberté l’indépendance de ses passions et de son avarice,
l’esprit de conquête et l’égoïsme s’établissent entre les citoyens, et l’idée particulière que chacun se fait de sa liberté, selon son intérêt, produit l’esclavage de tous.
Nous avons un gouvernement; nous avons ce lien commun de l’Europe, qui consiste dans des pouvoirs et une administration publique. Les institutions, qui sont l’âme de la République,
nous manquent.
Nous n’avons point de lois civiles qui consacrent notre bonheur, nos relations naturelles, et détruisent les éléments de la tyrannie; une partie de la jeunesse est encore élevée
par l’aristocratie: celle-ci est puissante et opulente; l’étranger, qui s’est efforcé de corrompre les talents, semble vouloir encore dessécher nos cœurs. Nous sommes inondés
d’écrits dénaturés: là on déifie l’athéisme intolérant et fanatique; on croirait que le prêtre s’est fait athée, et que l’athée s’est fait prêtre: il n’en faut plus parler! Il
nous faudrait de l’énergie; on nous suggère le délire et la faiblesse.
L’étranger n’a qu’un moyen de nous perdre: c’est de nous dénaturer et de nous corrompre, puisqu’une République ne peut reposer que sur la nature et sur les mœurs. C’est Philippe
qui remue Athènes; c’est l’étranger qui veut rétablir le trône, et qui répond à nos paroles qui s’envolent, par des crimes profonds qui nous restent.
Lorsqu’une République voisine des tyrans en est agitée, il lui faut des lois fortes; il ne lui faut point de ménagements contre les partisans de ses ennemis, contre les
indifférents même.
C’est l’étranger qui défend officieusement les criminels.
Les agents naturels de cette perversité sont les hommes qui, par leurs vengeances et leurs intérêts, font cause commune avec les ennemis de la République.
Vous avez voulu une République; si vous ne vouliez point en même temps ce qui la constitue, elle ensevelirait le peuple sous ses débris. Ce qui constitue une République, c’est la
destruction totale de ce qui lui est opposé. On se plaint des mesures révolutionnaires! Mais nous sommes des modérés, en comparaison de tous les autres gouvernements.
En 1787, Louis XVI fit immoler huit mille personnes de tout âge, de tout sexe, dans Paris, dans la rue [Meslay] et sur le Pont-Neuf. La cour renouvela ces scènes au Champ-de-Mars;
la cour pendait dans les prisons; les noyés que l’on ramassait dans la Seine étaient ses victimes; il y avait quatre cent mille prisonniers; l’on pendant par an quinze mille
contrebandiers; on rouait trois mille hommes; il y avait dans Paris plus de prisonniers qu’aujourd’hui. Dans le temps de disette, les régiments marchaient contre le peuple.
Parcourez l’Europe: il y a dans l’Europe quatre millions de prisonniers, dont vous n’entendez pas les cris, tandis que votre modération parricide laisse triompher tous les
ennemis de votre gouvernement. Insensés que nous sommes, nous mettons un luxe métaphysique dans l’étalage de nos principes, et les rois, mille fois plus cruels que nous, dorment
dans le crime.
Citoyens, par quelle illusion persuaderait-on que vous êtes inhumains? Votre tribunal révolutionnaire a fait périr trois cents scélérats depuis un an: et l’Inquisition d’Espagne
n’en a-t-elle pas fait plus? et pour quelle cause, grand Dieu! Et les tribunaux d’Angleterre n’ont-ils égorgé personne cette année? Et Bender, qui faisait rôtir les enfants des
Belges! Et les cachots de l’Allemagne, où le peuple est enterré, on ne vous en parle point! Parle-t-on de clémence chez les rois d’Europe? Non: ne vous laissez point amollir.
La cour de Londres, qui craint la guerre, semble l’ennemie de la paix; elle affecte une contenance qui en impose au peuple anglais: mais si vous vous montrez rigides, si vous vous
constituez l’État, et si le poids de votre politique écrase tous ses partisans et comprime ses combinaisons, le lendemain du jour où elle aura paru la plus éloignée de la paix,
la plus confiante dans sa force, la plus superbe dans ses prétentions, elle vous proposera la paix.
N’avez-vous point le droit de traiter les partisans de la tyrannie comme on traite ailleurs les partisans de la liberté? Seriez-vous sages même, si vous en agissiez autrement? On
a tué Marat et banni Margarot, dont on a confisqué les biens: tous les tyrans en ont marqué leur joie; craindrions-nous de perdre leur estime en nous montrant aussi politiques
qu’eux?
Que Margarot revienne de Botany-Bay! qu’il ne périsse point! que sa destinée soit plus forte que le gouvernement qui l’opprime! Les révolutions commencent par d’illustres
malheureux vengés par la fortune. Que la providence accompagne Margarot à Botany-Bay! qu’un décret du peuple affranchi le rappelle du fond des déserts, ou venge sa mémoire!
Citoyens, on arrête en vain l’insurrection de l’esprit humain; elle dévorera la tyrannie; mais tout dépend de notre exemple et de la fermeté de nos mesures.
Apparemment il se trame quelque attentat, sur l’issue duquel les rois comptent, puisqu’ils se montrent insolents après leurs défaites. Peut-on supposer même qu’ils ont renoncé à
leurs projets et à celui de nous perdre? On ne peut le croire sans doute, à moins qu’on ne soit insensé. Supputez maintenant quels sont ceux qui trahissent, en pesant tout au
poids du bon sens: sont-ce ceux qui vous donnent des conseils sévères, ou ceux qui vous en donnent d’indulgents?
La monarchie, jalouse de son autorité, nageait dans le sang de trente générations; et vous balanceriez à vous montrer sévères contre une poignée de coupables? Ceux qui demandent
la liberté des aristocrates ne veulent point la République, et craignent pour eux. C’est un signe éclatant de trahison, que la pitié que l’on fait paraître pour le crime, dans
une République qui ne peut être assise que sur l’inflexibilité. Je défie tous ceux qui parlent en faveur de l’aristocratie détenue de s’exposer à l’accusation publique dans un
tribunal. La voix des criminels et des hommes tarés et corrompus peut-elle être comptée dans le jugement de leurs pareils?
Soit que les partisans de l’indulgence se ménagent quelque reconnaissance de la part de la tyrannie, si la République était subjuguée, soit qu’ils craignent qu’un degré de plus
de chaleur et de sévérité dans l’opinion et dans les principes ne les consume, il est certain qu’il y a quelqu’un qui, dans son cœur, conduit le dessein de nous faire rétrograder,
ou de nous opprimer; et nous nous gouvernons comme si jamais nous n’avions été trahis, comme si nous ne pouvions plus l’être! La confiance de nos ennemis nous avertit de nous
préparer à tout, et d’être inflexibles.
La première loi de toutes les lois est la conservation de la République; et ce n’est point sous ce rapport que les questions les plus délicates sont souvent ici examinées. Des
considérations secrètes entraînent les délibérations; la justice est toujours considérée sous le rapport de la faiblesse et d’une clémence cruelle, sans qu’on prenne la peine de
juger si le parti qu’on propose entraîne la ruine de l’État. La justice n’est pas clémence; elle est sévérité.
Il est une secte politique dans la France, qui joue tous les partis ; elle marche à pas lents. Parlez-vous de la terreur, elle vous parle de clémence; devenez-vous cléments, elle
vous vante la terreur; elle veut être heureuse et jouir; elle oppose la perfection au bien, la prudence à la sagesse. Ainsi dans un gouvernement où la morale n’est point rendue
pratique par des institutions fortes qui rendent le vice difforme, la destinée publique change au gré du bel esprit et des passions dissimulées. Éprouvons-nous des revers, les
indulgents prophétisent des malheurs; sommes-nous vainqueurs, on en parle à peine. Dernièrement on s’est moins occupé des victoires de la République que de quelques pamphlets; et
tandis qu’on détourne le peuple des mâles objets, les auteurs des complots criminels respirent et s’enhardissent.
On distrait l’opinion des plus purs conseils, et le peuple français de sa gloire, pour l’appliquer à des querelles polémiques. Ainsi, Rome sur son déclin, Rome dégénérée,
oubliant ses vertus, allait voir au cirque combattre des bêtes; et, tandis que le souvenir de tout ce qu’il y a de grand et de généreux parmi nous semble obscurci, les principes
de la liberté publique peu à peu s’effacent, ceux du gouvernement se relâchent; et c’est ce que l’on veut pour accélérer notre perte. L’indulgence est pour les conspirateurs, et
la rigueur est pour le peuple. On semble ne compter pour rien le sang de deux cent mille patriotes répandu et oublié; on en a fait un mémoire; on est vertueux par écrit, il suffit;
on s’exempte de probité; on s’est engraissé des dépouilles du peuple, on en regorge, et on l’insulte, et l’on marche en triomphe, traîné par le crime, pour lequel on prétend
exciter notre compassion: car enfin on ne peut garder le silence sur l’impunité des plus grands coupables, qui veulent briser l’échafaud, parce qu’ils craignent d’y monter.
C’est le relâchement de ces maximes, dont l’âpreté nécessaire est chaque jour combattue, qui cause les malheurs publics; c’est lui qui fait disparaître l’abondance, et nous
trouble de plus en plus, sous le prétexte de tranquillité. Chacun immole le bonheur public au sien; le pauvre pousse la charrue et défend la révolution; beaucoup d’emplois sont
pour des fripons enrichis par la liberté, et pour des comptables qui font la guerre à la justice.
C’est ce relâchement qui vous demande l’ouverture des prisons, et vous demande en même temps la misère, l’humiliation du peuple et d’autres Vendées. Au sortir des prisons, ils
prendront les armes, n’en doutez pas. Si l’on eût arrêté, il y a un an, tous les royalistes, vous n’auriez point eu de guerre civile.
La même conjuration semble s’ourdir pour les sauver, qui s’ourdit autrefois pour sauver le roi. Je parle ici dans la sincérité de mon cœur; rien ne m’a paru jamais si sensible
que ce rapprochement. La monarchie n’est point un roi, elle est le crime; la république n’est point un sénat, elle est la vertu. Quiconque ménage le crime veut rétablir la
monarchie et immoler la liberté.
Et après que, par la noirceur d’une inertie hypocrite, on a altéré la prospérité et la force du gouvernement, on vient déclamer contre lui. Il me semble voir une immense chaîne
autour du peuple français, dont les tyrans tiennent un bout et la faction des indulgents tient l’autre, pour nous serrer.
On tourne en sophismes toutes les questions les plus simples, pour vous entraver: c’est ainsi que Vergniaud, vous voyant déterminés à donner une constitution à la République, mit
tout le droit public en problèmes, et vous proposa une série de questions à résoudre, que l’on eût mis un siècle à discuter.
On imite parfaitement cette conduite, lorsqu’on vous propose d’examiner les détentions selon des principes de mollesse; par là, on vous embarrasse dans un luxe de sentiments faux,
on sépare la législation et le sentiment du bien public. Et les fripons, et les tyrans, et les ennemis de la patrie sont-ils donc à vos yeux dans la nature, ô vous qui réclamez
en son nom pour eux?
Notre but est de créer un ordre de choses tel qu’une pente universelle vers le bien s’établisse, tel que les factions se trouvent tout à coup lancées sur l’échafaud, tel qu’une
mâle énergie incline l’esprit de la nation vers la justice, tel que nous obtenions dans l’intérieur le calme nécessaire pour fonder la félicité du peuple; car il n’y a, comme au
temps de Brissot, que l’aristocratie et l’intrigue qui se remuent: les sociétés populaires ne sont point agitées, les armées sont paisibles, le peuple travaille; ce sont donc
tous les ennemis qui s’agitent seuls, et qui s’agitent pour renverser la Révolution. Notre but est d’établir un gouvernement sincère, tel que le peuple soit heureux, tel enfin
que, la sagesse et la providence éternelle présidant seules à l’établissement de la République, elle ne soit plus chaque jour ébranlée par un forfait nouveau.
Les révolutions marchent de faiblesse en audace et de crime en vertu. Il ne faut point que l’on se flatte d’établir un solide empire sans difficultés, il faut faire une longue
guerre à toutes les prétentions ; et comme l’intérêt humain est invincible, ce n’est guère que par le glaive que la liberté d’un peuple est fondée.
Il s’éleva, dans le commencement de la révolution, des voix indulgentes en faveur de ceux qui la combattaient: cette indulgence, qui ménagea pour lors quelques coupables, a
depuis coûté la vie à deux cent mille hommes dans la Vendée; cette indulgence nous a mis dans la nécessité de raser des villes; elle a exposé la patrie à une ruine totale; et si
aujourd’hui vous vous laissiez aller à la même faiblesse, elle vous coûterait un jour trente ans de guerre civile.
Il est difficile d’établir une république autrement que par la censure inflexible de tous les crimes. Jamais Précy, jamais Larouerie et Paoli n’auraient créé de parti sous un
gouvernement jaloux et rigoureux. La jalousie vous est nécessaire: vous n’avez le droit ni d’être cléments, ni d’être sensibles pour les trahisons ; vous ne travaillez pas pour
votre compte, mais pour le peuple. Lycurgue avait cette idée dans le cœur lorsque après avoir fait le bien de son pays avec une rigidité impitoyable, il s’exila lui-même.
À voir l’indulgence de quelques-uns, on les croirait les propriétaires de nos destinées et les pontifes de la liberté. Notre histoire, depuis le mois de mai dernier, est un
exemple des extrémités terribles où conduit l’indulgence. À cette époque, Dumouriez avait évacué nos conquêtes; les patriotes avaient été poignardés dans Francfort; Custine avait
livré Mayence, le Palatinat, et par la suite le cours du Rhin; le Calvados était en feu; enfin, la Vendée était triomphante; Lyon, Bordeaux, Marseille, Toulon étaient révoltés
contre le peuple français; Condé, Valenciennes, Le Quesnoy étaient livrés; nous étions malheureux dans les Pyrénées, dans le Mont-Blanc; tout le monde vous trahissait, et l’on
semblait ne se charger plus de gouverner l’État et de commander les troupes que pour les livrer et en dévorer les débris. Les flottes étaient vendues; les arsenaux, les vaisseaux
en cendres; les monnaies avilies; les étrangers maîtres de nos banques et de notre industrie, et le plus grand de nos malheurs était alors une certaine crainte de déployer
l’autorité nécessaire pour sauver l’État; en sorte que la conjuration du côté droit avait brisé d’avance, par un piège inouï, les armes avec lesquelles vous pouviez le combattre
et le punir un jour: ce sont ces armes que l’on veut briser encore.
La Constitution railla le souverain. Vous maîtrisâtes la fortune et la victoire, et vous déployâtes enfin, contre les ennemis de la liberté, l’énergie qu’ils avaient déployée
contre vous; car, tandis qu’on vous suggérait des scrupules de défendre la patrie, Précy, Charrette et tous les conjurés brûlaient la cervelle à ceux qui n’étaient point de leur
avis et refusaient de suivre leurs rassemblements; et ceux qui cherchaient à nous énerver ne font rien et ne proposent rien pour énerver nos ennemis; on croirait, à les entendre,
que l’Europe est tranquille et ne fait point de levées contre nous; on croirait, à les entendre, que les frontières sont paisibles comme nos places publiques.
Citoyens, on veut nous lier et nous abrutir pour rendre nos défaites plus faciles. À voir avec quelle complaisance on nous entretient du sort des oppresseurs, on serait tenté de
croire que l’on s’embarrasse peu que nous soyons opprimés.
Telle est la marche des factions nouvelles; elles ne sont point audacieuses, parce qu’il existe un tribunal qui lance une mort prompte; mais elles assiègent tous les principes et
dessèchent le corps politique. On nous attaqua longtemps de vive force; on veut nous miner aujourd’hui par des maladies de langueur; car voilà ce que présente la République
dégénérée de la rigidité où la porta le supplice de Brissot et de ses complices: c’est alors que partout vous fûtes vainqueurs; c’est alors que les denrées baissèrent et que le
change reprit quelque valeur.
L’essor du gouvernement révolutionnaire, qui avait établi la dictature de la justice, est tombé ; on croirait que les cœurs des coupables et des juges, effrayés des exemples, ont
transigé tout bas pour glacer la justice et lui échapper.
On croirait que chacun, épouvanté, de sa conscience et de l’inflexibilité des lois, s’est dit à lui-même: «Nous ne sommes pas assez vertueux pour être si terribles; législateurs,
philosophes, compatissez à ma faiblesse; je n’ose point vous dire: je suis vicieux; j’aime mieux vous dire: vous êtes cruels!»
Ce n’est point avec ces maximes que nous acquerrons de la stabilité. Je vous ai dit qu’à la destruction de l’aristocratie le système de la République était lié.
En effet, la force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n’avons point pensé. L’opulence est dans les mains d’un assez grand nombre d’ennemis de la
Révolution; les besoins mettent le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis. Concevez-vous qu’un empire puisse exister, si les rapports civils aboutissent à ceux
qui sont contraires à la forme de gouvernement? Ceux qui font des révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau. La Révolution nous conduit à reconnaître ce principe,
que celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire.
Il faut encore quelques coups de génie pour nous sauver.
Serait-ce donc pour ménager des jouissances à ses tyrans que le peuple verse son sang sur les frontières, et que toutes les familles portent le deuil de leurs enfants? Vous
reconnaîtrez ce principe, que celui-là seul a des droits dans notre patrie, qui a coopéré à l’affranchir. Abolissez la mendicité, qui déshonore un État libre; les propriétés des
patriotes sont sacrées, mais les biens des conspirateurs sont là pour tous les malheureux. Les malheureux sont les puissances de la terre; ils ont le droit de parler en maîtres
aux gouvernements qui les négligent. Ces principes sont éversifs des gouvernements corrompus; ils détruiraient le vôtre, si vous le laissiez corrompre; immolez donc l’injustice
et le crime, si vous ne voulez point qu’ils vous immolent.
Il faut appeler aussi votre attention sur les moyens de rendre inébranlables la démocratie et la représentation. Tous les pouvoirs et tout ce qu’il a d’intermédiaire entre le
peuple et vous est plus fort que vous et le peuple.
Rendez une loi générale qui appelle aux armes toute la nation; votre loi est exécutée, toute la nation prend les armes. Rendez un décret contre un général, contre un abus
particulier du gouvernement: vous ne serez point toujours obéis. Cela dérive de la faiblesse de la législation, de ses vicissitudes et des propositions éhontées en faveur de
l’aristocratie, qui dépravent l’opinion. Cela dérive de l’impunité des fonctionnaires, et de ce que, dans les sociétés populaires, le peuple est spectateur des fonctionnaires au
lieu de les juger; de ce que mille intrigues sont en concurrence avec la justice, qui n’ose frapper. Plus les fonctionnaires se mettent à la place du peuple, moins il y a de
démocratie. Lorsque je suis dans une société populaire, que mes yeux sont sur le peuple qui applaudit et qui se place au second rang, que des réflexions m’affligent! La Société
de Strasbourg, quand l’Alsace fut livrée, était composée de fonctionnaires qui bravaient leurs devoirs; c’était un comité central d’agents responsables, qui faisaient la guerre
à la Révolution, sous les couleurs patriotiques. Mettez tout à sa place: l’égalité n’est pas dans les pouvoirs utiles au peuple, mais dans les hommes; l’égalité ne consiste pas
en ce que tout le monde ait de l’orgueil, mais en ce que tout le monde ait de la modestie.
J’ose dire que la République serait bientôt florissante, si le peuple et la représentation avaient la principale influence, et sil a souveraineté du peuple était épurée des
aristocrates et des comptables, qui semblent l’usurper pour acquérir l’impunité. «Y a-t-il quelque espérance de justice, lorsque les malfaiteurs ont le pouvoir de condamner leurs
juges?» dit William. Que rien de mal ne soit pardonné ni impuni dans le gouvernement; la justice est plus redoutable pour les ennemis de la République que la terreur seule. Que
de traîtres ont échappé à la terreur, qui parle, et n’échapperaient pas à la justice, qui pèse les crimes dans sa main! La justice condamne les ennemis du peuple et les partisans
de la tyrannie parmi nous à un esclavage éternel. La terreur leur en laisse espérer la fin; car toutes les tempêtes finissent, et vous l’avez vu. La justice condamne les
fonctionnaires à la probité; la justice rend le peuple heureux et consolide le nouvel ordre de choses. La terreur est une arme à deux tranchants, dont les uns se sont servis à
venger le peuple, et d’autres à servir la tyrannie; la terreur a rempli les maisons d’arrêt, mais on ne punit point les coupables; la terreur a passé comme un orage. N’attendez
de sévérité durable dans le caractère public que de la force des institutions; un calme affreux suit toujours nos tempêtes, et nous sommes aussi toujours indulgents après qu’avant
la terreur.
Les auteurs de cette dépravation sont les indulgents, qui ne se soucient pas de demander de comptes à personnes, parce qu’ils craignent qu’on ne leur en demande à eux-mêmes;
ainsi, par une transaction tacite entre tous les vices, la patrie se trouve immolée à l’intérêt de chacun, au lieu que tous les intérêts privés soient immolés à la patrie.
Marat avait quelques idées heureuses sur le gouvernement représentatif, que je regrette qu’il ait emportées; il n’y avait que lui qui pût les dire; il n’y aura que la nécessité
qui permettra qu’on les entende de la bouche de tout autre.
Il s’est fait une révolution dans le gouvernement, elle n’a point pénétré l’état civil. Le gouvernement repose sur la liberté, l’état civil sur l’aristocratie, qui forme un rang
intermédiaire d’ennemis de la liberté entre le peuple et vous. Pouvez-vous rester lion du peuple, votre unique ami?
Forcez les intermédiaires au respect rigoureux de la représentation nationale et du peuple. Si ces principes pouvaient être adoptés, notre patrie serait heureuse, et l’Europe
serait bientôt à nos pieds.
Jusqu’à quand serons-nous dupes, et de nos ennemis intérieurs, par l’indulgence déplacée, et des ennemis du dehors, dons nous favorisons les projets par notre faiblesse?
Épargnez l’aristocratie, et vous vous préparerez cinquante ans de troubles. Osez! ce mot renferme toute la politique de notre révolution.
L’étranger veut régner chez nous par la discorde: étouffons-là en séquestrant nos ennemis et ses partisans. Rendons guerre pour guerre! Nos ennemis ne peuvent plus nous résister
longtemps; ils nous font la guerre pour s’entre-détruire. Pitt veut détruire la maison d’Autriche, celle-ci la Prusse, tous ensemble l’Espagne; et cette affreuse et fausse
alliance veut détruire les Républiques de l’Europe.
Pour vous, détruisez le parti rebelle; bronzez la liberté; vengez les patriotes victimes de l’intrigue; mettez le bon sens et la modestie à l’ordre du jour; ne souffrez point
qu’il y ait un malheureux ni un pauvre dans l’État: ce n’est qu’à ce prix que vous aurez fait une révolution et une République véritables. Eh! qui vous saurait gré du malheur
des bons et du bonheur des méchants?
Mise en ligne: 1er octobre 2007
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