Le premier discours de Saint-Just étonna l’Assemblée, et glaça d’effroi les hommes à qui l’expérience du passé inspirait la prévoyance
de l’avenir. Il y montra un caractère le plus résolu, une audace imperturbable, une tête froide, un cœur sec. Toute idée de tempérament et de prudence
irritait son humeur sombre et farouche. Un tel homme ne devait pas arriver à la tête de la nation par le sentier des épreuves. Il ne fit que deux pas; l’un à
la tyrannie, l’autre à l’échafaud.
Quiconque a osé étudier de près ce jeune ambitieux, croira sans peine que, supérieur aux autres triumvirs par le génie et par l'empire qu'il exerçait sur
lui-même, il marchait avec eux parce qu'il avait besoin d'eux; et qu'arrivé le dernier au pouvoir, il aspirait à le possèder entier et sans rivaux.
La chute de Robespierre était prévue; il devait succomber sous son entreprise. Ni l'esprit, ni le caractère du tyran ne répondaient au plan et à l'exécution.
Couthon ne prétendait qu'à la secondep lace, et n'eût jamais été qu'un Omar. Mais Saint-Jus reproduisait sur terre Cromwell et Mahomet. Il possédait
éminemment les deux passions qui, dans tous les temps, ont conquis la puissance, c'est-à-dire,
l’ambition et le froid courage. La différence dans les destinées du prophète et du protecteur a dépendu des circonstances et de l'époque où ils ont vécu.
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Saint-Just avait signalé de loin les écueils où se brisent les républiques. Il savait à quel prix on se charge de diriger ou l'opinion
publique ou les factions populaires. La mort ne l'étonna pas dans la dernière des tempêtes. Pendant soixante heures, sa dernière heure fut présente à ses regards;
et l'on ne put surprendre la plus légère altération dans les traits de ce jeune homme, qui, peu auparavant, promenait la mort sur la convention nationale et sur la
république. Il n'a pas bravé le supplice; il a marché au trépas comme à une oeuvre de chaque jour. Pouvez-vous maintenant, sans frémir, supposer un tel homme
revêtu de la toute-puissance et vainqueur de tous les partis (1)?
(1) Ce Saint-Just composait, dans sa vie priveé, des vers légers et des opéras comiques. Dans quelle sphére d'idées et de sentiments
s'agitait l'âme de ce jeune homme? (Note de l'auteur).