AUGUSTE KUCZINSKI Dictionnaire des Conventionnels
P., éd. Société de l'histoire de la révolution française, 1916
SAINT-JUST (LOUIS-ANTOINE de), né à Decize (Nièvre), le 25 août 1767; guillotiné à
Paris, le 10 thermidor an II (28 juillet 1794).
Ses prénoms ne furent pas Antoine-Louis-Léon, comme il est porté sur la Liste des Conventionnels par M. Guiffrey, et dans le Dictionnaire des Parlementaires.
Il était le fils d'un ancien officier de cavalerie, chevalier de Saint-Louis, qui quitta le Nivernais pour s'établir à Blérancourt. Il fit ses études au
collège de Soissons, tenu par les Oratoriens, alla suivre les cours de droit à Reims, mais revint bientôt dans son village et s'y livra à la 1ittérature.
Vers la fin de 1789, il fit paraître Organt, poème en vingt chants, avec cette épigraphe: «J’ai vingt ans; j'ai mal fait, je pourrais faire mieux».
Paru sans nom d'auteur, cet ouvrage produisit quelque sensation, s'il faut en croire Barère. Il reparut, en 1792, avec une autre couverture portant pour
titre: Mes passe-temps ou Le Nouvel Organt, par un député à la Convention Nationale. C’est une œuvre satirique ou tous les préjugés, toutes les
vieilles idées sont impitoyablement raillés; les allusions aux mœurs du temps y sont nombreuses.
En 1789, Saint-Just fit un voyage à Paris, assista aux séances de l’Assemblée nationale et des Jacobins et, de retour dans son pays, se fit l’apôtre des idées
de la Révolution. Il devint lieutenant-colonel de la garde nationale et, comme tel, assista, avec la députation des gardes nationaux de son pays, à la fédération
du 14 juillet 1790. La même année, il fut délégué à la Constituante pour soutenir les intérêts de la ville de Soissons qu’il proposa pour chef-lieu du
département de l'Aisne, mais perdit son procès malgré une chaleureuse plaidoirie. Vers la fin de la session de la Constituante, il publia un ouvrage intitulé
Esprit de la Révolution et de la Constitution de France (1791, in-8°), œuvre considérable qui eut du retentissement et dont Barère, dans ses Mémoires,
parle en ces termes: «Saint-Just publia un volume sur la Révolution française, et cet écrit fut distingué par les politiques éclairés de l’Assemblée
constituante. L'édition fut épuisée en peu de jours».
N'ayant pas 25 ans, il ne put être élu, en 1791, à l’Assemblée législative et quelques électeurs parvinrent à le faire rayer de la liste des citoyens actifs.
Il en fut froissé et irrité, comme le prouve une lettre pleine d’amertume écrite à d'Aubigny, lettre qui ne fut pas envoyée à sont destinataire et que Courtois
trouva dans les papiers de Saint-Just après sa mort. Il prit sa revanche l’année suivante et fut élu le 2 septembre 1792, député de l’Aisne à la Convention.
Il avait connu Robespierre sous la Constituante et, arrivé à Paris, il se lia avec lui d’une amitié qui devait durer jusqu’à leur mort. Il parut pour la première
fois à la tribune, le 13 novembre, dans la discussion de la question posée par Pétion: «le roi peut-il être jugé?» Répondant à Morisson qui avait soutenu
l’inviolabilité de Louis XVI, Saint-Just soutint que le roi pouvait être jugé, qu’il devait être jugé non en simple citoyen, mais en ennemi; il invita la
Convention à hâter le jugement et termina son discours par ces mots: «Peuple! si le roi est jamais absous, souviens-toi que nous ne sommes plus dignes de ta
confiance, et tu pourrais nous accusez de perfidie». Le 16 décembre, répondant à Lanjuinais qui accusait vaguement les Montagnards de vouloir rétablir la
royauté, il demanda que le Comité de Constitution présentât l’acte constitutionnel avant le jugement de Louis XVI et que, le lendemain, la famille d’Orléans
se retirât de la République. Enfin le 27 décembre, il répondit au plaidoyer de de Sèze pour affirmer le droit et la compétence de la Convention dans le
jugement du roi. Dans les appels nominaux, il vota contre l’appel au peuple, pour la mort et contre le sursis.
Avant le procès de Louis XVI, le 29 novembre 1792, la Commune ayant présenté une pétition pour la taxation des denrées de première nécessité, Saint-Just
prononça, sur la liberté du commerce et la libre circulation des grains‚ un long discours qui fut cité avec éloges même par ses adversaires, mais dans lequel
il eut le tort de proposer le payement de l’impôt foncier en nature. En janvier 1793, il soutint le projet de Dubois-Crancé sur l’organisation de l’armée, et
se prononça pour 1’élection des officiers, la nomination du général en chef par la Convention, en suspendant toutefois l’exécution dans les armées trop près
de l’ennemi. Le9 mars 1793, il fut chargé, avec Deville, de surveiller le recrutement des 300 000 hommes dans les départements de l’Aisne et des Ardennes.
Cette mission, qui n'a été mentionnée par aucun des biographes de Saint-Just, n'est connue que par la distribution des représentants entre les départements.
Deville en a rendu compte du Comité de salut public, le 10 avril; quant à Saint-Just, quoiqu’il parût le 1er avril au Comité de défense générale, nous ne
savons à quelle époque il entre définitivement à la Convention, car il figure comme absent dans l’appel nominal du 13 avril sur la mise en accusation de Marat.
Le 24 avril il parut à la tribune pour combattre le projet de Constitution déposé par Condorcet, qui ne pouvait être accepté par les Montagnards déjà en lutte
avec les Girondins. En effet, le 30 mai, sur la proposition du Comité de salut public, la Convention lui adjoignit cinq membres, dont Saint-Just, «pour
présenter les articles constitutionnels». Quelle fut la parte de Saint-Just dans 1’élaboration de la Constitution dite des Montagnards, i1 est difficile de
le préciser. Hérault de Séchelles en fut le rapporteur et le manuscrit est signé des cinq membres adjoints au Comité à cet effet. M. Ernest Hamel, dans son
Histoire de Saint-Just, prétend «qu'il fut véritablement l'âme de cette nouvelle constitution». M. E. Hamel est arrivé à cette conviction en rapprochant
certains articles de cette constitution avec ceux des Institutions républicaines de Saint-Just. Cette affirmation nous paraît trop absolue.
Personnellement il ne prit aucune part dans la lutte entre les Montagnards et les Girondins, mais après la chute de ces derniers, lorsque Vergniaud pressa le
Comité de déposer un rapport sur les députés arrêtés, le Comité chargea Saint-Just de ce rapport qui fut discuté le 1 juillet et lu à la tribune, par son
auteur, dans la séance du 8 juillet. Toutes les calomnies répandues contre les Girondins, toutes les inventions de Camille Desmoulins y sont soigneusement
recueillies. L'auteur reproche à Brissot d’avoir, avant le 10 août, défendu la Constitution de 1791, que Robespierre lui-même soutenait à cette époque; il
reproche à Brissot d'avoir fait assassiner Morand, son ennemi, il reproche a Vergniaud la douleur par lui manifestée en proclamant la délivrance du roi; il
reproche aux Girondins, des liaisons avec la famille d’Orléans, eux qui combattaient Philippe Égalité; enfin il les accuse d’avoir ourdi une conjuration pour
empêcher en France l’établissement du gouvernement républicain et d'avoir tenté de mettre sur le trône le fils de Capet. On reste confondu devant ce fatras
d’absurdités ramassées ou dictées par Robespierre, car quoiqu'en dise M. Ernest Hamel, nous partageons l’opinion du grand historien Michelet, qui considère
Saint-Just comme le très humble serviteur de Robespierre bien que le dominant de très haut comme capacités, comme talent et comme caractère; par dévouement
il suivait servilement les inspirations de Robespierre. Ce fameux rapport lui fut certainement inspiré par la haine de Robespierre contre les Girondins; mais
en résumé‚ il ne demandait la mise hors la loi que des députés fugitifs; quant à ceux restés à Paris, il les déclarait complices des premiers et demandait
leur mise en accusation.
Le 10 juillet, il fut réélu au Comité de salut public et, le 18, il lut envoyé dans l'Aisne, l’Oise et la Somme pour y remplir un objet d'intérêt public. Les
Archives nationales ne contiennent aucun document sur cette mission qui fut du reste de courte durée, car déjà, le 24 juillet, Saint-Just était présent au
Comité de salut public. M. Ernest Hamel prétend qu'au Comité‚ Saint-Just s'occupa constamment des subsistances. «Tous les arrêtés, dit-il, relatifs aux
approvisionnements sont signés de lui et de Robert Lindet, et presque tous écrits de sa main». C’est une erreur absolue. En août 1793, pendant l’absence de
R. Lindet, Saint-Just rédigea et signa quatre ou cinq arrêtés, signa1és par M. Hamel, mais de là à prétendre que tous les arrêtés relatifs aux subsistances
sont signes de lui ou de Lindet, il y a loin de la réalité. Les nombreux arrêtés relatifs aux approvisionnements et aux subsistances qui se trouvent aux
Archives nationales, dans 1a série AF 2, sont la plupart écrits et signés de Lindet seul; il est facile de le vérifier.
La politique d’abord, puis la police générale, absorbaient ses soins au Comité. Il présenta, le 10 octobre 1793, le rapport sur l’organisation du gouvernement
révolutionnaire, suivi d’un projet de décret en quatorze articles qui fut adopté. L'article 14 créait un tribunal et un juré de comptabilité chargé de poursuivre
tous ceux qui avaient manié les deniers publics depuis ma Révolution et de leur demander compte de leur fortune. Quelques jours après, le 16 octobre, Saint-Just
fit, au nom du même Comité, un rapport sur les étrangers et proposa la détention de tous les étrangers suspects, excepté les femmes mariées avec des Français,
leur ôtant le droit de correspondre avec leur pays, afin de ne pas nuire à la Patrie. Toutefois, les étrangers qui avaient fondé des établissements en France
étaient exceptés de ces mesures rigoureuses et conservaient leur liberté.
Un arrêt du Comité, du 16 octobre, le désigna pour une mission à l'armée du Rhin avec Le Bas; cet arrêté fut confirmé par le décret de la Convention du 22 du
même mois. Cette mission est bien connue, et tous les historiens en ont parlé et elle constitue la phase la plus glorieuse de la vie publique de Saint-Just.
Ils débutèrent par une proclamation énergique adressée aux soldats de l’armée du Rhin. Ils établirent une commission militaire extraordinaire pour juger et
punir les agents prévaricateurs des diverses administrations de l'armée, rétablirent la discipline, réorganisèrent les hôpitaux militaires, relevèrent le moral
du soldat, et préparèrent les premiers succès de cette armée. On connaît la réponse de Saint-Just à un parlementaire prussien venu à Strasbourg pour demander
une suspension d’armes: «La République française ne reçoit de ses ennemis et ne leur envoie que du plomb». Huit mois plus tard, le 13 prairial an II (1er juin
1794), Carnot, écrivant à Hentz, représentant près la même armée, disait: «…la désorganisation, la dissémination et le gaspillage sont à leur comble à l’armée
du Rhin et les véritables causes de sa faiblesse. C’était la même chose lorsque Le Bas et Saint-Just y furent envoyés; c’est donc à toi à lui rendre le nerf
qu'elle a perdu depuis la levée du siège de Landau». En même temps, ils levèrent un emprunt de 9 millions sur les habitants riches de Strasbourg, menaçant
d’un mois de prison ceux qui n'auraient point acquitté leur imposition dans les vingt-quatre heures. Après un court séjour à Paris, les deux députés retournèrent
à l’armée. Ils arrivèrent à Strasbourg le 22 frimaire (12 décembre 1793) et purent se rendre compte des agissements criminels d’Euloge Schneider, accusateur
près le tribunal révolutionnaire de Strasbourg. Ils le firent arrêter et exposer sur l’échafaud de la guillotine, de10 heures du matin à 2 heures de l’après-midi
avec un écriteau sur la poitrine portant ces mots: «Pour avoir déshonoré la Révolution». Conduit ensuite à Paris, Schneider fut traduit devant 1e tribunal
révolutionnaire et condamné à mort, le 11 germinal an II.
À ce moment, trois autres Conventionnels se trouvaient en mission près l’armée du Rhin: Baudot, Lacoste (du Cantal) et Lémane. Saint-Just, orgueilleux, se
croyant au-dessus de ses collègues, parut les ignorer. Baudot et Lacoste s'en plaignirent à la Convention: «Saint-Just et Le Bas, disaient-ils, ont des pouvoirs
extraordinaires, les autres des pouvoirs illimités. Il paraîtrait d'abord qu'il n'y a de différences que dans les expressions; cependant, comme les premiers
ne communiquent pas avec les seconds, il en existe réellement dans le fait…» Ils demandèrent leur rappel. Dans une lettre au Comité de salut public, Lacoste
précisa leurs griefs: «…Bien loin de venir se réunir avec leurs collègues… qu'ont-ils fait? Ils se sont refusés à toute communication fraternelle, ils ont
affiché des avis insultants pour leurs collègues, ils se sont qualifiés de députés extraordinaires et se sont érigés en véritables censeurs. A Saarbrück, ils
ont fait de même vis-à-vis leurs collègues Soubrany et Richaud. A Nancy, ils ont été à la porte de Faure sans le voir…» Il en résultait que les autorités
civile et militaire n’obéissaient plus aux ordres des autres représentants. D'autres plaintes étaient longuement exposées par Lacoste contre ses deux collègues,
ainsi que par Baudot (Recueil du Actes du Comité de salut public, par Aulard, t. lX, pp. 498 et 534), qui renouvelait la demande de son rappel. Ces dissentiments
s’accentuèrent encore après la nomination de Hoche au commandement en chef de l'armée faite par Baudot et Lacoste, contre le gré de Saint-Just. Cependant,
après le succès remporté par Hoche, une réconciliation eut lieu, et Baudot et Lacoste purent écrire au Comite: «S'ils avaient fraternisé avec nous plus promptement,
nos mesures ne se seraient pas contrariées et nous aurions moins à nous en plaindre». Le déblocus de Landau mit fin à la mission de Saint-Just et de Le Bas.
Le 3 pluviôse (22 janvier 1794), Saint-Just fut encore chargé de se rendre à l’armée du Nord, pour prendre connaissance de l’état de l’armée du Nord et pour
surveiller particulièrement la situation des villes de Lille, de Maubeuge et de Bouchain; il y fit encore, accompagné par Le Bas, sans que ce dernier lui
était adjoint officiellement. Cette mission n'eut qu'une courte durée. Nous savons qu'ils furent à Lille par une lettre de Florent Guiot, qui y était aussi
et qui répond ironiquement aux bruits répandus qu’ils avaient trouvé cette ville en pleine contre-révolution. Il annonce que pendant leur séjour à Lille ils
avaient logé dans la même maison que lui, Guiot. Ensuite, à Maubeuge, ils firent arrêter et traduire devant la commission militaire un Anglais, nommé Paelding,
qui complotait pour faire livrer la place de Maubeuge à l'ennemi. Ils sévirent contre les fournisseurs, les régisseurs des vivres et les commissaires ordonnateurs
coupables, les uns de rapacité, les autres de négligence. Le 25 pluviôse, ils étaient de retour à Paris, après avoir pris, à Arras, un arrêté ordonnant l’arrestation
de tous les nobles dans les départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme et de l’Aisne.
Le 1er ventôse, Saint-Just fut élu président de la Convention. A ce moment, Robespierre nourrissait le dessein de se débarrasser des ultras, des hébertistes,
qui prêchaient la déchristianisation, et des indulgents, des dantonistes, qui, effrayés des proportions inouïes qui prenait la terreur, se prononçaient pour
la modération. Saint-Just entra absolument dans les vues de son ami et lui prêta le concours de son énergie. Le 23 ventôse, il monta à la tribune pour donner
lecture de son rapport. Sans nommer ses adversaires, il les désigna clairement: «Si vous voulez faire contre l’ordre présent des choses ce que le peuple a
fait contre la tyrannie, vous êtes des méchants qu'il faut démasquer». Ou encore: «Il en est de même de ceux qui ont la modestie d’usurper les noms des grands
hommes de l'antiquité; cette affectation cache un sournois dont la conscience est vendue. Un honnête homme n’a qu’un souci, comme il n’a qu’un cœur…» et enfin:
«les rois d’Europe regardent à leur montre. En ce moment même où la chute de notre liberté et la perte de Paris leur sont promises, vous adhérerez aux mesures
sévères qui vous seront proposées…» Le projet de décret, présenté et adopté par la Convention, déclarait traitres à la Patrie et punissait comme tels ceux
qui seraient convaincus d’avoir favorisé dans la République un plan de corruption des citoyens, de subversion de l’esprit public, d’avoir donné asile aux
émigrés et aux conspirateurs, d’avoir tenté d’altérer la forme du gouvernement républicain, etc. Le même jour, Hébert et ses amis furent arrêtés, puis traduits
devant le tribunal révolutionnaire, condamnés à mort et exécutés le 4 germinal an II. M. Ernest Hamel, tout en approuvant la haute idée morale à laquelle
obéissaient Robespierre et Saint-Just, en détruisant une faction corrompue et désorganisatrice, n’est pas éloigné de reconnaître que la mort des hébertistes
a été une grande faute et un coup fatal porté à la République, et que les fanatiques et les royalistes s’en réjouirent.
Après avoir frappé les ultras, Robespierre et Saint-Just s’attaquèrent aux indulgents. Saint-Just se chargea encore de rédiger le rapport les concernant. Il
le fut sur des notes fournies par Robespierre. «Il ne pouvait connaître, en effet, le passé de Danton, dit M. Hamel, lui qui ne datait que de la Convention…»
Qu’importe? On peut ajouter qu’il ne connaissait pas non plus les Girondins, ce qui ne l’empêcha pont de faire son rapport du 8 juillet. Mais son rapport sur
les dantonistes dépasse en férocité celui qu’il écrivit contre les Girondins. En voici quelques extraits: «…Dans ce temps, Danton dînait souvent rue Grange-
Batelière avec des Anglais; il dînait avec Guzman, Espagnol, trois fois par semaine, et avec l’infâme Sainte-Amaranthe, le fils de Sartine… Que ceux dont
j’ai parlé nous disent d’où vient leur fortune; que Lacroix dise pourquoi l’été dernier il faisait acheter de l’or par un banquier». On sait aujourd’hui ce
que valait cette fortune de Danton. Ou encore: «Il y a donc eu une conjuration tramée depuis plusieurs années pour absorber la Révolution française dans un
changement de dynastie…; les factions de Chabot, de Fabre, de Danton ont concouru progressivement par tous les moyens qui pouvaient empêcher la République de
s’affermir…» Finalement les dantonistes étaient décrétés d’accusation comme prévenus de complicité avec d’Orléans, d’avoir trempé dans la conspiration tendant
à rétablir la monarchie. Les dantonistes, au tribunal révolutionnaire, se défendirent avec courage et énergie. Le public paraissait pencher pour eux, les
jurés étaient hésitants. Fouquier-Tinville, effrayé de la tournure que prenait l’affaire, dépêcha une lettre au Comité: Billaud-Varenne et Saint-Just s’y
trouvaient seuls. Ce dernier rédigea un rapport d’une violence inouïe, courut le présenter à la Convention et demanda un décret portant que tout prévenu de
conspiration qui insulterait à la justice nationale serait mis hors des débats sur-le-champ. Ce décret fut adopté, mais il est fort peu probable que Saint-Just
l’ait soumis d’abord aux deux Comités, comme le dit M. Hamel qui concède qu’aucun membre n’était présent dans les bureaux du comité en dehors de Billaud-Varenne,
et qui dit lui-même que Saint-Just courut aussitôt le présenter. C’est donc à lui que revient l’odieux d’avoir contribué à précipiter la condamnation de
Danton, Desmoulins et autres. Enfin, le 26 germinal, il fit, sur la police générale, un rapport suivi d’un projet de décret dont nous ne rappellerons que la
disposition qui faisait traduire au tribunal révolutionnaire de Paris tous les prévenus de conspiration de tous les points de la République.
Le 10 floréal (29 avril 1794), il fut envoyé, avec Le Bas, à l’armée du Nord «pour y suivre les vues du Comité de salut public». Ils arrivèrent à l’armée au
moment de la prise de Landrecies par les Autrichiens, accompagnés d’un corps d’émigrés qui maltraitèrent et assassinèrent les magistrats patriotes de cette
ville. Aussitôt Saint-Just prit un arrêté ordonnant de s’emparer des magistrats et nobles de Menin, Courtrai et Beaulieu, et de les transporter à Péronne.
Ils assistèrent aux premiers succès de cette armée, dont ils rendirent compte au Comité le 3 prairial. Cependant, le 6 du même mois, tous deux furent rappelés:
Saint-Just rentra à Paris le 14, mais n’y resta que quatre jours et repartit, seul cette fois, pour l’armée. Le 8 messidor, du champ de bataille même, il
annonça au Comité la victoire de Fleurus, avec ses collègues Laurent, Gillet et Guyton-Morveau. Le 11, il rentra à Paris.
Admirable aux armées, il fut détestable à la Convention, singulier contraste qu’on ne peut attribuer qu’à l’influence néfaste de Robespierre. Cependant, il
faut le dire, dans son terrible fanatisme révolutionnaire, il fut sincère et fut toujours un convaincu. Des mœurs austères, de la vertu et du travail, voilà,
selon lui, l’essence du vrai républicain. Dans son rapport contre les hébertistes il dit: «Savez-vous quel est le dernier appui de la monarchie? C’est la
classe qui ne fait rien, qui ne peut se passer de luxe, de folies; qui, ne pensant à rien, pense à mal; qui promène n’ennui, la fureur des jouissances et le
dégoût de la vie commune… C’est cette classe qu’il faut réprimer. Obligez tout le monde à faire quelque chose, à prendre une profession utile à la liberté.
Tous ces oisifs n’ont point d’enfants; ils ont des valets qui ne se marient pas, qui sont toujours de leur avis… Quels droits ont dans la patrie ceux qui n’y
font rien? Ce sont ceux-là qui ont du bonheur une idée affreuse et qui sont les plus opposés à la République…»
Rentré à Paris, Saint-Just repris sa place au Comité de salut public. Pendant les trois dernières semaines de son existence, il signa bon nombre d’arrêtés,
quelques-uns avec plusieurs de ses collègues, d’autres tout seul. M. Hamel mentionne bien cet arrêté signé de lui seul, en date du 17 messidor, renvoyant
cent cinquante-quatre individus au tribunal révolutionnaire, mais il prétend que ce n’est qu’une copie, et que la minute du même arrêté, signé par d’autres
membres du Comité de salut public, aurait été détruite par les thermidoriens. Les lettres les plus accablantes pour Fréron, Barras, Tallien, Le Bon et autres
se trouvent encore aujourd’hui dans les cartons des Archives nationales. D’autre part, M. Hamel prétend qu’il fallait au moins trois signatures pour rendre
valable un arrêté du Comité de salut public; c’est une erreur absolue. Qu’on parcoure le Recueil des actes du Comité de salut public de M. Aulard, on y
verra quelle masse d’arrêtés ne portent qu’une seule signature, soit de Carnot, soit de Prieur (de la Côte-d’Or), soit de Lindet. En suivant le même Recueil,
on trouve un certain nombre d’arrêtes signés de Saint-Just seul, tous pour des arrestations ou des mises au secret. La plupart sont motivés, il est vrai, et
parfaitement explicables, mais enfin, au bas de ces arrêtés, on ne trouve que la signature de Saint-Just seul. Le 12 messidor, deux; le 14 messidor, cinq,
dont celui ordonnant l’arrestation du poète Florian; 1e 26 messidor, cinq; le 27 messidor, cinq; le28 messidor, quatre; le 30 messidor, l’arrêté qui charge
l’agent national du département de Vaucluse de faire arrêter sur-le-champ tous les prêtres qui, dans les communes de ce département, n'auront pas prêté le
serment prescrit par la loi du 24 août 1792, ou qui, après l’avoir prêté, se sont rétractés, est encore signés de Saint-Just seul; enfin son dernier arrêté
ordonnant arrestation de la femme Dupont-Lamotte est du 3 thermidor. Mais M. Hamel n’a garde de citer que deux ou trois arrêtés de mises en liberté, signés
de Saint-Just et de plusieurs autres membres du Comité. Lorsqu’éclata la scission dans les deux Comités de salut public et de sûreté générale, Saint-Just,
sans abandonner Robespierre, dont il fit un éloge pompeux, suivant Rühl et Prieur (de la Côte-d’Or) (voir séance du 3 germinal an III), parut tout de même
désavouer l’ambition de son ami. Cela résulte de la lecture attentive du discours qu’il avait commencé à lire à la tribune le 9 thermidor. Il voulait faire
décréter que les institutions qui seraient incessamment rédigées empêcheraient de tendre à l’arbitraire, favoriser l’ambition, opprimer et usurper la
représentation nationale sans que le gouvernement perdit rien «de son ressort révolutionnaire». La lecture de ce rapport fait au nom des deux Comités ne fut
point achevée. Même lu jusqu’au bout, il nous paraît peu probable qu’il eût réussi à changer les dispositions hostiles de la Convention. Leur sort était
décidé par avance. Robespierre essaya de réagir, Saint-Just se tut. Après avoir déposé son manuscrit sur le bureau, il se rendit à la barre, la tête haute,
gardant son calme et son sang-froid. Conduit aux Écossais, il en fut enlevé et mené à la mairie où se trouvait déjà Robespierre, son frère, Le Bas et Couthon.
Ce dernier proposa d’adresser une proclamation au peuple et à l’armée. «Au nom de qui?» demanda Robespierre. – «Au nom de la Convention, répliqua Saint-Just,
elle est partout où nous sommes». Ces paroles ont dû être prononcées, puisque M. Hamel les rapporte sans en contester l’authenticité. Elles nous donnent la
preuve de son orgueil. Robespierre, Couthon, La Bas et lui Saint-Just, c’étaient la Convention; tous ses autres collègues, il se regardait dédaigneusement et
ne frayait avec personne. À ce moment, la Commune fut envahie par la force armée conduite par Barras et Léonard Bourdon. Saint-Just resta immobile, se laissant
prendre sans résistance. Les mains liées, il suivit à pied les corps mutilés de ses amis qu’on transportait au Comité de sûreté générale. Il fut déposé à 2
heures du matin dans la salle d’audience du Comité et y resta jusqu’à 10 heures du matin. Transféré alors à la Conciergerie, après constatation d’identité,
il fut traîné à l’échafaud et exécuté le 10 thermidor, vers 6 heurs du soir.
Sans parler de l’apologie qui lui a consacrée M. Ernest Hamel, on sait le jugement porté sur Saint-Just par les historiens Louis Blanc et Michelet. Ce dernier dit:
«Il était d’une grandeur qui lui était propre, ne devait rien à la fortune, et seul il eût été assez fort pour faire trembler l’épée devant la loi». C’est la
vérité. Ses contemporains ont porté sur lui un jugement plus sévère. Baudot, qui eut des démêlés avec Saint-Just à l'armée du Rhin, tout en rendant hommage
à son esprit et à ses talents, ne pouvant lui pardonner la mort de Danton; il se méfiait de Saint-Just et rappelle les paroles de celui-ci: «Qui oserait les
défendre?», prononcées comme une menace à l’adresse des dantonistes. On connaît le mot de Carnot, jeté en face des triumvirs dans une séance du Comité: «Vous
êtes des dictateurs ridicules». Barère s'exprime ainsi sur son compte: «Plusieurs de ses rapports, entre autres celui sur le parti de l’étranger, sont remplis
de fortes et grandes vérités… Saint-Just avait un talent rare et un orgueil insupportable. Il ne parlait que de la République et il avait un despotisme
habituel… Il exécrait la noblesse autant qu'il aimait le peuple. Son style était laconique; son caractère était austère; ses mœurs politiques sévères: quel
succès pouvait-il espérer?… On a dit de ses rapports à le Convention qu’ils parlaient comme une hache… C’est lui qui a dit que le repos des révolutionnaires
est dans la tombe, et il y est descendu à l’âge de 27 ans…» C’est lui qui tempéra une dispute en disant à Le Bas: «Calme-toi donc, l’empire est au flegmatique».
Choudieu, Montagnard indépendant, s’exprime ainsi dans ses Mémoires: «Saint-Just était un jeune présomptueux qui ne parlait que par des sentences, et
qui semblait dire en montant à la tribune: Écoutez-moi, car je n’ai que des choses importantes à vous dire. Il n’était pas sans talent, amis il avait un
amour-propre démesuré. Cependant, il reconnaissait la supériorité de Robespierre… heureusement sa mission (à l’armée du Nord) n’a pas été de longue durée,
car il commençait à décourager les meilleurs soldats par une sévérité portée jusqu’à l’excès, ne connaissant, comme Dragon, pour touts les délits que la mort».
Enfin Robert Lindet, dans des notes manuscrites relatives aux événements du 9 thermidor, dit de lui: «Ce Saint-Just était l’une des têtes les plus despotiques
de la Convention. C’était un homme froidement atroce et sanguinaire».
Mise en ligne: 28 novembre 2009 |