Par Mona OZOUF
SAINT-JUST (Suite)
Tous ces thèmes sont aussi chez Billaud, chez Robespierre. L'originalité du discours de Saint-Just tient pourtant à un souci plus systématique de légitimer
la Terreur. C'est chez lui qu'on trouve l'arsenal des arguments où puisera l'historiographie jacobine: la Terreur révolutionnaire, somme toute modérée, a
fait moins de victimes que les terreurs royales; elle n'est qu'un moyen, dû au malheur des temps, et donc provisoire ; elle est une anticipation de la
victoire; puisqu'«il a suffi de mener Brissot au supplice, et c'est alors que vous fûtes vainqueurs»; elle est enfin coextensive à la Révolution elle-même,
puisqu'elle ne peut s'arrêter que lorsque la vertu aura triomphé. Cette originalité doit beaucoup aussi au style des discours, moins rhétoriques que ceux de
Robespierre, hachés de sentences métaphysiques, coupés tout à trac de mystérieux messages en provenance de l'utopique contrée du bonheur. L'extrême
abstraction y voisine avec des portraits (de Danton, de Brissot, d'Hérault) que la haine rend souvent pénétrants et vifs. La généralité de l'accusation,
qui brasse les rumeurs et les ragots dans un «on» indéterminé («on attaqua l'immortalité de l'âme»), coexiste avec la précision saugrenue du détail,
comme le «ruban moiré blanc» qui devait à l'en croire être le signe de ralliement de la conjuration de Dillon. Si c'est à Saint-Just en particulier que
s'est attachée l'image de la Terreur, c'est en raison d'un ton unique, énorme et puéril à la fois. Il faut enfin tenir compte de ce fait: Saint-Just n'a
pas seulement tenu dans les Assemblées le rôle du procureur vedette, il a mis la main, sur le terrain, à l'épuration des administrations et de l'armée. Les
missions de Saint-Just constituent un élément essentiel d'une célébrité ambiguë: celle du terroriste en effet, mais aussi celle de l'héroïque artisan du
salut de la patrie, emblème de l’énergie nationale.
Contre l'anarchie des troupes, la dilution des responsabilités militaires, la démoralisation des soldats, la Convention avait dès sa réunion usé des
représentants mission aux armées, dont elle étendra systématiquement les pouvoirs d'enquête et de répression. Saint-Just accomplit la première de ces
missions d'inspection dans l'Aisne et les Ardennes en février 1793. Il s'agit d'enquêter sur une situation dramatique – l’armée impériale a envahi le
Bas-Rhin presque jusqu'à Strasbourg -, de réorganiser l'armée et de parer à la débâcle sur le Rhin: mission coupée par l'échec de Hoche à Kaiserslautern,
mais qui s'achève deux mois et demi plus tard avec le dégagement des lignes de Wissembourg et la reprise de Landau. La troisième mission de Saint-Just - en
réalité un ensemble de trois brefs voyages - a pour théâtre, au printemps de 1794, l'armée du Nord; elle aussi coupée de revers militaires, elle ne s'en
achève pas moins par la victoire de Fleurus. Fleurus, Landau: sur ces deux noms s'est construite la réputation du sauveur de la patrie. Pour Michelet, peu
suspect pourtant de tendresse à son endroit, Saint-Just apparaît aux armées «non comme un simple représentant, mais comme un roi, mais comme un Dieu».
Haussé par sa mission, dont il se fait en effet une grande idée, au-dessus de la nature ordinaire, et faisant éclater le héros «dans ses actes, dans ses
écrits, dans ses paroles».
Les actes en question ont-ils été ceux du soldat? Les témoignages qui montrent Saint-Just enlevant une redoute à la tête d'une colonne républicaine, sous
le panache tricolore de son chapeau et ceint de l'écharpe du représentant, alternent avec ceux qui le montrent couchant plus volontiers à l'hôtel que sous
la tente et soucieux de mettre une distance respectable entre la mitraille et lui, si bien qu'on ne jurerait pas qu'il a donné l'exemple les armes à la main.
Sa politique n’en a pas moins été une grande politique d'exemples: ceux qu'on fait, ceux qu'on donne. Ceux qu'on fait car le transfert de la Terreur aux
frontières est l'arme principale du représentant en mission. Arrivé à Strasbourg avec Le Bas le 24 octobre 1793, Saint-Just, dès le 26, y a installé un
tribunal militaire pour arrêter les chefs indolents ou douteux, épurer l'état-majeur, fusiller les fuyards et les rebelles: il s'agit de frapper les esprits
«par le glaive». Frappante, en effet, cette politique de terreur locale. Par son extrême rapidité, presque son instantanéité: la grande plainte des lettres
de Saint-Just est que «les procédures languissent», obsession du «châtiment prompt et terrible» fatale aux formes judiciaires. Par son ubiquité: «au moment
où il s'y attend le moins, tel général nous voit arriver», écrit Le Bas. Par l'absence de degrés dans des peines qui frappent les chapardeurs à l'égal des
déserteurs; car, pour mieux impressionner, il faut châtier non seulement «les crimes saillants» mais «les abus légers dans chaque partie». Enfin, surtout,
par la publicité‚ que ne néglige jamais un orfèvre de la mise en scène, appliqué à donner «de l'éclat» aux punitions: c'est sous les yeux de l'armée qu'ont
lieu les exécutions, et elles sont conçues - ainsi lorsqu'il s'agit d'expédier de concert un général et un simple soldat - comme des tableaux vivants de
l'«égalité républicaine».
Exemples qu'on donne aussi, car la psychologie du soldat est l'objet de tous les soins du représentant en mission, qui fait fond sur l'effet d'entraînement
de son impérieuse parole. Aux soldats, Saint-Just tient d'emblée un discours magique, qui transforme l'ennemi en vaincu au moment même où on jure sa défaite
et le troupier en héros à l'instant où on lui parle en vainqueur. Il invente ces laconiques proclamations – promises à un bel avenir - qui postulent la
coïncidence absolue de la volonté et de ses effets et transmuent immédiatement les paroles en actes. Elles enjoignent les généraux à vivre comme la troupe,
les médecins à se tenir à côté des blessés sur le champ de bataille, préviennent les débandades (les tremblantes recrues de la levée en masse ont été
prudemment incorporées aux unités mieux aguerries), persuadent les simples soldats du soutien des responsables politiques: «Nous partagerons vos travaux».
Saint-Just enfin ne néglige pas l'effet des récompenses, des promotions rapides pour les «braves patriotes», il souhaite écouter les justes plaintes des
soldats et veiller même à leur bien-être: nourrir, habiller, chausser.
Un dernier article qui en ces temps de misère n'est pas simple à remplir. La terreur économique accompagne donc nécessairement l'autre. L'histoire des
missions de Saint-Just est pour une large part celle de ses réquisitions. L'action menée à Strasbourg, ici, est exemplaire. Pour les 40 000 habitants que
compte la ville, la municipalité se voit sommée de fournir sur l'heure 2 000 lits, 15 000 chemises, 15 000 paires de chaussures - à l'occasion on
«déchaussera les aristocrates». Les 193 citoyens les plus fortunés de la ville doivent souscrire un emprunt forcé et l'exposition sur l'échafaud, annonce
d'un usage plus expéditif de la terrible machine, est là pour persuader les récalcitrants. Les bénéficiaires de ces réquisitions sont les soldats, mais
aussi les patriotes indigents et les «infortunés» frappés par le malheur. Saint-Just ne touche pas aux propriétés, mais mène en faveur des pauvres une
politique d'intervention qui frappe les classes possédantes. C'est l'anticipation sur le terrain alsacien de la politique que les lois de ventôse étendront
au pays tout entier. Si bien que, avec cette action locale, on rencontre un autre Saint-Just encore: le prophète d'une Révolution différente, sociale cette
fois, sinon socialiste.
Saint-Just en effet a attaché son nom aux fameux «décrets de ventôse» qu'il fait adopter à la Convention au début de l'an II. Le 8 ventôse, il avait posé
le principe qu'aucun ennemi de la République ne pouvait y être propriétaire: la Convention décide donc le séquestre des biens des «ennemis de la Révolution».
Cinq jours plus tard, après l'avoir entendu à nouveau, elle décrète que les commissions populaires examineront les dossiers des suspects et que les
municipalités dresseront les listes des patriotes bénéficiaires. Avec le patrimoine national ainsi créé, elle espère donner satisfaction aux pauvres, restés
en dehors de l'acquisition des biens du clergé et des biens des émigrés: n 'y aura cette fois ni vente aux enchères, ni paiement par annuités. Ces mesures,
les plus avancées qu'Assemblée révolutionnaire ait jamais votées, paraissent annoncer une vaste redistribution sociale, promesse à laquelle les formules de
Saint-Just donnent tout leur éclat: «Les malheureux sont les puissances de la terre»; «L'opulence est une infamie»...
Les interventions que Saint-Just avait jusqu'alors consacrées à la politique économique ne laissaient guère présager les décrets de ventôse. Sans être un
partisan inconditionnel de «la liberté indéfinie du commerce» qui ne lui paraissait souhaitable «qu'en théorie générale», il s'était toujours montré hostile
à la taxation, surtout anxieux de retirer de la circulation l'excédent d'assignats dont il avait analysé avec une grande lucidité‚ les effets pervers sur le
comportement des paysans, plus enclins en période d'inflation à stocker leurs grains qu'à amasser du papier. Le 10 octobre 1793 encore, il manifestait peu
d'enthousiasme à l'égard du maximum. Sa conversion à la taxation et à l'économie dirigée, comme celle de ses collègues montagnards, est lente, toujours
rapportée aux circonstances et dépourvue de tout optimisme anthropologique: ce sont des lois «qui seraient bonnes si les hommes n'étaient pas mauvais»,
soupire-t-il, désenchanté.
A quoi attribuer cette conversion rechignée? Mathiez et Lefebvre en ont donné deux interprétations opposées, quoique l'une et l'autre puisées chez Jaurès.
Dans les décrets de ventôse, Jaurès voyait une réponse aux factions, une déclaration de guerre masquée contre les Cordeliers, un expédient politique donc,
mais aussi la relance des espérances populaires et l’anticipation d'une démocratie réelle. Il faisait honneur à Saint-Just de «l'admirable parole qui fait
de l’universel bien-être le ressort de la liberté». C'est du côté de cette interprétation sociale que penche Mathiez en faisant des deux décrets les
instruments de politique d'expropriation d'une classe par une autre. Georges Lefebvre, lui, penche pour l'interprétation politique. Il conteste les
résultats qu'auraient pu - même si Thermidor n'était pas survenu - avoir les décrets de ventôse, souligne le flou des déclarations de Saint-Just qui se
préoccupe peu de définir les catégories de bénéficiaires (qui sont les «indigents», qui les «malheureux»?) et glisse, d'une intervention à autre, de l'idée
d'un partage gratuit des terres à celle d'une «indemnisation», transformant ainsi une mesure audacieusement inédite en une classique loi d'assistance.
Peut-on trancher entre Mathiez et Lefebvre? La volonté d'une expropriation générale est, comme ce dernier le souligne, absente des propos de Saint-Just,
qui n'envisage nullement la destruction de la propriété particulière, mais souhaite seulement, à l'exemple de Mably et de Rousseau, la «renfermer dans
d'étroites bornes». Une charrue, un champ, une chaumière pour tous: c'est l'idéal de la petite propriété foncière. Faut-il pour autant se rallier à
l'interprétation d'un Saint-Just dirigiste par pur calcul politique et à contrepente? C'est trop vite pensé. Car, parmi toutes les conditions qu'il énumère
pour que le peuple français puisse croire avoir vraiment accompli une révolution, il y a bien «le don des terres aux malheureux» et leur enlèvement à «tous
les scélérats», dispositions prises dans une cascade d'autres réquisits où l'amour de la vertu, la frugalité, et la rupture avec l'effronterie tiennent la
première place. L'interprétation de Mathiez capte ici quelque chose de profond: non certes que le Saint-Just de ventôse soit un prophète socialiste, mais
une politique antilibérale devait nécessairement rencontrer l'oreille complaisante de celui qui plus qu'aucun autre, avait entrepris la critique de l'égoïsme,
de l'isolement, des passions irrationnelles et des intérêts individuels.
On peut donc lire dans les textes de ventôse l'anticipation d'une révolution autre, comme l'a suggéré Mathiez. Mais à condition d'ajouter que ce ne soit pas
une révolution sociale, mais une révolution morale, qui ne s'accomplira qu'avec la conversion des hommes au bien: «Nous voulons, dit Saint-Just, établir un
ordre de choses dans lequel une tendance universelle au bien prévaudra». Mais comme il sait par ailleurs, et répète que l'intérêt humain est invincible et
que «ce n'est guère que par le glaive que la liberté d'un peuple est fondée», cette révolution n'est imaginable qu'avec le secours de la Terreur. On retrouve
ici, une fois encore, le consentement donné par Saint-Just à la suspension du droit. C'est lui qui confère aux trois pièces de son répertoire, le procureur
du roi et des factions, le héros des armées, le champion des pauvres, leur unité véritable.
*
* *
L'unité que prête la Terreur aux paroles et aux gestes de Saint-Just a souvent été décrite comme forgée au fil des mois par des circonstances dramatiques.
Il faut encore se demander si, plus profondément, elle n'est pas aussi en consonance avec les textes de Saint-Just qui ne sont pas de circonstance, qu'il
s'agisse de l'écrit posthume publié pour la première fois en 1951, De la Nature, ou des Fragments sur les Institutions républicaines, le
premier vraisemblablement entamé entre 1791 et 1792, le second en l'an Il. Mais il n'est pas simple de prêter à Saint-Just une pensée cohérente. Quel
rapport imaginer entre l'essayiste qui, dans l'Esprit de la Révolution, fait l'éloge du compromis et le conventionnel dont les discours répètent qu'il n'y
a pas de milieu en politique et en morale? Même si on choisit de ne considérer Saint-Just qu'à partir de ce 13 novembre 1792 où il franchit la rampe
révolutionnaire, on doit noter, d'une scène à l’autre, ses multiples oscillations: tantôt économiste très orthodoxe dans le discours sur les subsistances,
tantôt inventeur de «l'idée neuve» des décrets de ventôse. L'impression d'incohérence s'aggrave si on considère le rapport des propos aux actes: car celui,
pour qui les administrations et les bureaux sont la plaie de tout régime, est aussi celui qui multiplie les fonctionnaires enquêteurs et punisseurs.
Ajoutons l'incertitude d'un vocabulaire qui se cherche, tantôt prend l'état social comme l'équivalent de l'état de nature, tantôt le définit comme l'état
des hommes réunis par un contrat et tient pour synonymes l'état «sauvage» et l'état «politique». Les aphorismes éblouissants de Saint-Just supportent mal
d'être confrontés les uns aux autres, l'ordonnance logique ne lui est pas naturelle. Tout cela du reste est peu surprenant si on songe qu'on a affaire à un
tout jeune homme, frotté de lectures hâtives et contradictoires, un potache joyeusement pasticheur. Ce l'est davantage, en revanche, lorsqu'on tient, sur
la foi d'un texte de Quinet, à donner à Saint-Just la stature de Fichte.
L'antinomie fondamentale qui traverse les textes de Saint-Just est celle de la vie sociale et de la vie politique. La vie sociale, à ses yeux, c'est la vie
même de la nature, immédiatement harmonieuse, car fondée sur l'identité des besoins et des affections chez les hommes. La vie politique, en revanche, est
fondée sur la contrainte et l'inégalité. La supériorité de la vie sociale est d'être antérieure à tout contrat et même antithétique de tout contrat: les
«êtres simples» qui la composent, «amis de leurs semblables», vivent spontanément en paix, alors que ceux qui contractent à la fois supposent et conjurent
le conflit. De là nait la méfiance à l'égard de la loi, soit politique, soit juridique, qui porte en elle la différence entre les êtres, l'inimitié et
l'oppression. On comprend mieux alors la désinvolture de Saint-Just à l'écarter: «Je ne parlerai point de la loi politique, je l'ai retranchée de l'état».
On sent aussi que, dans son célèbre discours du 10 octobre 1793 sur le gouvernement révolutionnaire, il n'a pas eu à se forcer beaucoup pour plaider
l'ajournement de la Constitution, l'opposer à la Révolution, élaborer le concept paradoxal de «loi révolutionnaire», dont la légitimité consiste seulement
à s'ajuster à un gouvernement lui-même révolutionnaire, et qui a abandonné toute prétention à l'universalité: pure loi d'exception, valable «jusqu'à la paix».
Est-ce à dire que, la paix venue, la méfiance à l'égard de loi pourra céder? Saint-Just ne le croit nullement. Contrairement à Rousseau, il ne fait pas fond
sur la 1oi pour retrouver la merveilleuse indépendance des premiers temps. Des lois aux mœurs la conséquence n'est pas bonne, et ce sont des mœurs qu'il faut
recréer.
Saint-Just a brossé le tableau de ces institutions républicaines capables de faire les mœurs de l'homme nouveau. Les Fragments sur les Institutions
républicaines sont une de ces utopies rigides où l'organisateur se donne la facilité de la codification rigoureuse des conduites et des âges de la vie,
mais se refuse celle de la variété visuelle et de l'hédonisme. La République de Saint-Just est un monde sans tendresse - on n'a pas le droit de caresser
les enfants -, sans convoitise - jusqu'à seize ans on y vit de laitage et de racines -, sans ornement - seuls les cimetières ont des fleurs -, sans couleur
- son unique éclat, entre l'écharpe blanche des vieillards et la défroque noire des meurtriers, est l'étoile d'or cousue sur l'uniforme du soldat, à
l'endroit exact de la blessure reçue au combat. Toute violence, toute émotion, toute perte de contrôle (ainsi l'ivresse) en est ou absente, ou immédiatement
expulsée. La question des mœurs y est traitée de manière purement institutionnelle; ainsi des «affections»: le mariage, pourtant objet d'une définition
libertaire («l'homme et la femme qui s'aiment sont époux»), est saisi par le contrôle institutionnel et obligatoirement dissous si le couple n'a pas
d'enfants. L’amitié, pour Saint-Just le lien social par excellence, et si peu laissée à la spontanéité des cœurs qu'elle est un devoir (celui qui n'a pas
d'amis est banni), qu'elle doit publiquement se déclarer au temple et être l'objet d’une vérification annuelle.
Utopiste, Saint-Just l'est encore par le recours grisant à ce présent de l'indicatif qui présente le monde souhaitable comme s'il était observable et
dispense d'envisager les laborieux accomplissements de la durée. On en conclut parfois que, animé d'un solide optimisme anthropologique, il croit à cette
bonté naturelle l'homme que l'état politique altère, mais que des saines institutions ont la capacité de recréer. Et Saint-Just en effet soutient qu'«on
conduit facilement un peuple aux idées vraies». C'est pour ajouter aussitôt qu’'«on a plutôt fait un sage peuple qu'un homme de bien». La confiance de
Saint-Just ne s'applique donc nullement à l'individu isolé, mais aux hommes emmaillotés dans leur réseau de relations, à cette «société naturelle qui ignore
les conflits», puisque «la nature n'eut jamais plus d'enfants qu'elle n'eut de mamelles». Dans ce monde qui s'ajuste bienheureusement aux besoins des hommes,
il n'y a pas de place pour leur séparation, puisqu'ils communient dans l'identité des désirs, ni pour leur rivalité‚ puisqu'ils sont tous également comblés.
Saint-Just pousse l'éloge de l'identité jusqu'à la légitimation de l'inceste: les peuples où on épouse sa sœur, dans une innocente proximité, doivent avoir
des «mœurs bien pures» et ceux où on va quérir une étrangère font la preuve de leur corruption. Cette valorisation de l'identité et de l'unité fusionnelles
rend compte de nombreuses dispositions des Fragments: nul ne peut contracter hors du cercle chaleureux de ses amis et le pacte est frappé de nullité‚
s'il s'y obstine; nul n'a jamais la disposition de lui-même, puisqu'on appartient à sa mère jusqu'à l'âge de cinq ans, et ensuite à la République jusqu'à
la mort. Du berceau à la tombe - encore celle-ci ne garantit-elle pas la solitude puisque les amis doivent aussi y être ensevelis -, l'individu ne doit
jamais sortir du giron, soit de la mère, soit de la mère patrie. Que dire des femmes, confinées jusqu'au mariage dans la maison maternelle? Il s'agit donc
toujours d'empêcher l'émancipation individuelle. Saint-Just ne fait pas tenir le bonheur des hommes dans la liberté‚ qui contient tout un risque de
dissidence; ni même dans l'égalité, qui appelle immanquablement l'évaluation et donc la comparaison; mais dans cette fraternité organique qui est une
conjuration des intérêts personnels. Par où il s'attire la sympathie de tous ceux qui, comme Auguste Comte, se sont mobilisés contre l'individualisme de
droits.
Entre cette croyance centrale et la brève carrière de Saint-Just, il est facile cette fois de postuler la cohérence. Cohérence existentielle qu'il signe de
la dernière nuit de sa vie quand, en attente de guillotine, il veille son ami Robespierre étendu sur la table du Comité de salut public: «Les amis, avait-il
dit, auront le même tombeau». Cohérence intellectuelle aussi. Car le seul moyen qu'imagine l'arrangeur de l'utopie républicaine pour préserver sa société‚
indifférenciée, homogène et chaleureuse, c'est l'expulsion hors de la cité de tous les éléments porteurs de conflit. A la frontière des «peuplades heureuses
de la Nigritie», Rousseau suggérait d'élever une potence pour faire pendre le premier citoyen qui voudrait sortir du cercle enchanté. Chez Saint-Just, la
violence sert moins à sanctionner les transfuges du bonheur qu'à en expulser les trouble-fête. Elle n'en est pas moins impossible à clore, violence
extérieure liée à la paix intérieure de la République comme la montagne à la va1lée. Quand on fait de l'existence séparée des individus le malheur absolu,
on se voue à mettre en œuvre une séparation plus radicale encore, celle de la Terreur: c'est ce paradoxe qu'illustre l'archange-procureur.
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
Œuvres de Saint-Just: Théorie politique, Textes établis par Alain Liénard, Paris, Le Seuil, 1976.
ABENSOUR, Dictionnaire des Œuvres Politiques, Paris, P.U.F., 1989.
Actes du colloque Saint-Just, Paris, Société des études robespierristes, 1968.
GROSS, Jean-Pierre. Saint-Just, sa politique et ses missions, Paris, Commission d'histoire économique et sociale de la Révolution française, 1976.
MANIN, Bernard. «Saint-Just, la logique de la Terreur», in Libre, 1979, n° 6.
PALMER, Robert R., Le Gouvernement de la Terreur, Paris, A. Colin, 1989; traduit de Twelve who ruled, Princeton, University Press, 1969.
PHILONENKO, Alexis. «Réflexions sur Saint-Just et l'existence légendaire», in Essais sur la philosophie de la guerre, Paris, Urin, 1976.
ROLLAND, Patrick. «La signification politique de l'amitié chez Saint-Just», in Annales historiques de la Révolution française, juillet-septembre 1984.
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Mise en ligne: 25 août 2009